Plaidoyer pour l’égalité dans l’héritage, en Tunisie
Plaidoyer pour l’égalité dans
l’héritage, en Tunisie
15 septembre 2006
Ce plaidoyer pour l’égalité dans l’héritage est le fruit d’un engagement collectif et pluriel mené en association par les militantes de l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) et de l’Association tunisienne des femmes pour la recherche sur le développement (AFTURD). Inscrit dans le prolongement de la campagne de sensibilisation lancée en 1999 sous forme de pétition nationale ainsi que de débats, rencontres et ateliers d’écriture qui en ont jalonné les étapes, il s’adresse à toutes et à tous, décideurs politiques et acteurs de la société civile avec la démonstration en 15 arguments que l’égalité dans l’héritage n’est ni de l’ordre de l’impensable, ni de l’ordre de l’impraticable dans notre pays.
Le changement social est majeur et s’inscrit dans l’histoire de la société tunisienne dans son rapport à la modernité. Loin d’être le fait exclusif des acteurs institutionnels et de l’Etat - dont il ne s’agit pas ici de sous-estimer l’action mobilisatrice -, ces changements sont aussi le fait de citoyens ordinaires qui, au quotidien, au sein de la famille, dans les lieux de travail, la cité, se posent en acteurs, refusant les contraintes, tissant de nouveaux rapports et inventant de nouvelles manières d’agir, de vivre le mariage, la maternité, les liens conjugaux, les responsabilités parentales, les charges familiales, les pratiques successorales.
Or si le changement social se mesure à l’ensemble de ces nouvelles réalités en rupture avec l’ancien (l’émergence de l’individu et de la famille conjugale, l’essor du travail féminin, la généralisation de l’enseignement, l’extension de la couverture sanitaire, les mouvements citoyens pour l’égalité et la démocratie), il reste aussi prisonnier de la force de l’ancien et des modèles qui perdurent et dont rendent compte les «objections» à l’égalité successorale entre les sexes.
1- Plaidoyer pour l’égalité dans l’héritage … Quelles objections ?
Les débats sur l’égalité dans l’héritage ont permis de prendre la mesure des attentes et des avancées réalisées dans la société mais aussi de dégager le poids des résistances. Ces résistances sont justifiées selon les personnes par :
1. La priorité accordée aux combats pour la consolidation des droits et des libertés publiques et la réticence à soulever une question «délicate». À quoi bon, se demande-t-on, revendiquer l’égalité successorale alors même qu’elle ne représente aucune urgence sociale et qu’elle ne concerne qu’une infime catégorie sociale? Ne faut-il pas plutôt oeuvrer à consolider les acquis et à inscrire dans la réalité les droits et libertés déjà conquis ?
2. L’attachement à l’islam, à ses institutions et à l’identité culturelle. À quoi bon, ajoute-t-on, exiger l’égalité dans l’héritage alors même qu’elle se heurte au donné divin et au texte sacré de l’Islam ? Quelle est l’urgence à exhumer une question qui risque de soulever les passions et de provoquer des crispations : crispations religieuses en raison de sa “racine charaïque” et de ses liens avec le texte sacré, crispations sociales en raison de son rôle structurant de la famille tunisienne, crispations politiques en raison de son inopportunité au regard des revendications identitaires ?
3. L’inopportunité sociale de la question. Pourquoi, insiste-ton, changer un système qui, en vigueur depuis des siècles, assure à sa manière une répartition «équitable» des biens et donne la preuve de son efficacité sociale? Pourquoi donc le changer et risquer de perturber un ordre établi et accepté?
2 - Plaidoyer pour l’égalité successorale … Pour en finir avec les privilèges !
Il s’agit aujourd’hui, cinquante ans après la promulgation du Code du
statut personnel, de contribuer par le plaidoyer à lever «l’hypothèque»
qui pèse encore sur la condition de millions de Tunisiennes
·
Parce que le régime successoral applicable aux Tunisiennes est
discriminatoire, fondé encore sur les privilèges masculin et religieux
(la règle du double au profit des hommes de la lignée masculine) ;
·
Parce qu’il est temps, cinquante ans après l’indépendance du pays, de
réaliser enfin l’égalité juridique pleine et entière entre les sexes
dans tous les domaines ;
· Parce que rien du point de vue éthique,
sociologique, économique, politique, culturel et juridique n’excuse les
discriminations à l’égard des femmes ;
· Parce que le développement économique et social atteint, plaide pour l’égalité des droits et des chances ;
· Parce que l’avenir de tous est dans la capacité du pays à développer le potentiel économique des femmes ;
· Parce que l’avenir commun des femmes et des hommes, d’une nation et d’un peuple est dans l’égalité et le juste partage.
Réformons la loi successorale et
établissons l’égalité
entre les sexes dans l’héritage !
3 - Plaidoyer pour l’égalité dans l’héritage … Quels types d’arguments ?
Appuyé sur l’observation, l’étude et l’argumentation, le plaidoyer poursuit l’objectif de :
·
Revoir la question successorale à la lumière des changements
économiques et des transformations sociales que la Tunisie a
enregistrés depuis l’indépendance. Le but est d’identifier dans la
société actuelle les éléments de rupture avec le modèle inégalitaire et
de rendre compte des nouvelles dimensions économiques et sociales que
revêt la question de l’inégalité successorale (I - Argumentaire
socio-économique).
· Repenser la question successorale à la lumière
des évolutions législatives et jurisprudentielles que la Tunisie a
enregistrées au cours de ses cinquante ans d’intense production
juridique (II- Argumentaire juridique).
· Approcher la question
successorale dans ses dimensions culturelles et ses constructions
symboliques et religieuses afin de lever le voile sur ses présupposés
idéologiques et ses fonctions de légitimation de l’ordre patriarcal. A
contrario, il s’agit de rendre compte des changements culturels, de
l’adhésion des acteurs aux valeurs d’égalité et de leur capacité à
mobiliser plusieurs registres pour atteindre en pratique l’égalité (III
- Argumentaire culturel).
La première femme gynécologue au milieu de ses collègues
du corps médical. Aujourd’hui (2005) elle a près de 80 ans - source
Arguments complémentaires
déployés en 15 points tirés de l’analyse objective
et méthodique du terrain, ils
plaident pour
la levée des inégalités successorales.
I - POUR L’ÉGALITÉ SUCCESSORALE : LES ARGUMENTS SOCIO-ÉCONOMIQUES
Puisées dans la réalité et le vécu des acteurs, ces données rendent compte de l’anachronisme du système de l’inégalité successorale au regard des avancées économiques et sociales du pays et des nouveaux rôles assumés par les femmes.
ARGUMENT 1 - MUTATIONS DE LA FAMILLE TUNISIENNE : DÉCALAGE ENTRE LA RÉALITÉ CONJUGALE ET LE MODÈLE LÉGAL SUCCESSORAL
Les études socio-économiques font état de l’ampleur du changement
social en Tunisie. A la famille traditionnelle de type patriarcal
-fondée sur le groupe avec sa hiérarchie des sexes et des âges- se
substitue progressivement la famille conjugale (69% du total des
familles). Cette transformation, dont les facteurs sont multiples, est
en voie de produire de nouveaux types de comportements et d’induire de
nouveaux rapports entre les hommes et les femmes favorables à
l’émergence de l’individu et à la reconnaissance de son autonomie. Le
déphasage est de plus en plus en plus flagrant entre le système légal
de transmission des biens par héritage, bâti sur le modèle traditionnel
de la famille patriarcale et les structures actuelles de la famille
moderne tunisienne, famille de type conjugal. En réalité l’argument
s’il en faut, est de mettre le dispositif juridique en harmonie avec la
nouvelle échelle de valeurs en usage dans une société où l’accès des
femmes au travail, à l’éducation, à l’espace public, pulvérise les
schèmes traditionnels de la domination patriarcale dont la
discrimination successorale constitue un des fondements et un des
mécanismes de reproduction.
ARGUMENT 2 - LA CONTRIBUTION ÉCONOMIQUE DES FEMMES
Actives, les femmes contribuent fortement à la prise en charge
familiale. Elles en assument une part importante et participent par
leur salaire ou leurs revenus au bien être et au confort familial.
L’accès massif des femmes au travail et au salariat représente une
nouvelle réalité. Il impose de nouvelles représentations et implique de
nouveaux engagements dans le couple et la famille. «Les femmes gagnent
un salaire, gèrent le budget, s’occupent du foyer et exercent un
métier». Prenant part au bien-être matériel de la famille et de la
collectivité, elles se posent désormais en productrices de biens et de
sens.
Pr. Habiba Bouhamed Chaabouni, Tunisie
Toutes les enquêtes montrent que le travail des femmes contribue à consolider leur autonomie financière, à instaurer des rapports de partenariat au sein du couple, à affermir l’indépendance économique de la famille et sa capacité à faire face aux aléas de la vie moderne, à valoriser le statut économique du couple qui gagne en confort matériel et en prestige social, à assurer une meilleure prise en charge des besoins de la famille en termes d’éducation des enfants, de soins et de culture. La contribution des femmes est aussi perceptible à leur participation à la constitution du patrimoine familial immobilier par l’acquisition du logement au moyen du crédit ou par apport propre, l’amélioration des conditions d’habitat et la charge de l’entretien du bâti. Il est juste dans ces conditions d’équilibrer le potentiel économique des femmes en abolissant la discrimination en matière successorale. A responsabilité égale, une part égale dans l’héritage des biens.
Pr. Habiba Bouhamed Chaabouni, Tunisie
ARGUMENT
3 - L’INÉGALITÉ SUCCESSORALE EST UN HANDICAP SOCIAL ET UN FACTEUR
AGGRAVANT LA PRÉCARITÉ ÉCONOMIQUE ET LA VULNÉRABILITÉ SOCIALE DES FEMMES
Phénomène universel, la féminisation de la pauvreté ou la paupérisation
des femmes rend compte non seulement de la conjonction de deux facteurs
cumulatifs (d’une part, la pauvreté économique, d’autre part, les
rapports inégaux de sexe), mais aussi de leurs effets multiplicateurs
sur la condition socioéconomique des femmes. Toutes les études montrent
que la précarité (prise dans un sens restrictif ou extensif) touche
plus durement les femmes et menace les plus vulnérables d’entre elles
de sombrer dans la pauvreté absolue. Ainsi, il y aurait dans le monde 3
milliards de personnes vivant dans la pauvreté, dont 70 % seraient des
femmes. L’inégalité successorale constitue un handicap social et un
facteur aggravant la précarité économique et la vulnérabilité sociale
des femmes.
Ces travaux soulignent l’effet multiplicateur de la
précarité économique en cas de violence. Celle-ci agit en renforçant
l’impact de la violence sur les femmes. Lutter contre la pauvreté,
c’est lutter contre les législations patrimoniales discriminatoires.
Lutter contre la pauvreté, c’est aussi lutter contre les facteurs
multiplicateurs de la violence à l’égard des femmes, dont les lois
patrimoniales discriminatoires.
ARGUMENT 4 - LA FORCE DES MODÈLES ET LES BRÈCHES APPORTÉES AU SYSTÈME DE L’AGNATION DE LA PROPRIÉTÉ FONCIÈRE
Comme par le passé, mais non dans les mêmes proportions, la terre
continue dans le présent d’appartenir aux hommes. Participant de la
structure même de la famille patriarcale, de sa reproduction, de sa
puissance, de sa diffusion et de ses stratégies matrimoniales, le
patrimoine foncier s’est construit et continue de se construire sur le
principe de l’agnation et de sa transmission aux mâles par les mâles.
Toutefois les études montrent que lorsque les législations nationales
s’y prêtent, les femmes sont capables de développer, à l’égal des
hommes, l’esprit d’initiative et d’entreprise foncière. Ainsi en dépit
des handicaps dans le domaine de la propriété foncière marquée par
l’agnation de la terre, les femmes tunisiennes ont su développer un
entreprenariat agricole. Ce potentiel attend d’être confirmé par une
législation établissant l’égalité des droits et des chances dans le
circuit de la gratuité patrimoniale.
ARGUMENT 5 - STRATÉGIES INDIVIDUELLES ET PRATIQUES INNOVANTES DE PARTAGE ÉGALITAIRE
Force est de constater que la réalité sociale est parfois en avance sur
les législations nationales et les règles officielles. Adhérant aux
valeurs d’égalité, les individus, femmes et hommes, mettent en place
des stratégies compensatoires et usent des multiples ressorts que leur
offre le système juridique. Les partages égalitaires et les pratiques
innovantes constituent une réalité qui s’impose tous les jours
davantage : donations à parts égales au profit des enfants, ventes et
libéralités entre ascendants et descendants, testament au profit de
l’épouse, des filles, des nièces, partage égal des biens du vivant des
parents, liquidation de l’héritage à part égale entre les frères et les
soeurs, entre les époux, etc. Il s’agit d’un phénomène dont le sens ne
peut laisser indifférent le législateur moderne à qui revient la
régulation juridique des rapports sociaux.
II - POUR L’ÉGALITÉ SUCCESSORALE : LES ARGUMENTS DE DROIT
Ces arguments tirés de la logique positive de l’ordre juridique tunisien et de ses principes fondamentaux invalident en droit les inégalités successorales.
ARGUMENT
6 - L’INÉGALITÉ SUCCESSORALE EST CONTRAIRE AUX PRINCIPES
CONSTITUTIONNELS D’ÉGALITÉ DES CITOYENS ET DE GARANTIE DES LIBERTÉS
FONDAMENTALES
Deux principes sont élevés au rang supérieur
de principes constitutionnels déterminant la validité en droit de tout
l’édifice juridique : les principes des articles 5 et 6 de la
constitution tunisienne du 1er juin 1959.
Article 5 : «La république
tunisienne garantit les libertés fondamentales et les droits de l’homme
dans leur acception universelle, globale, complémentaire et
interdépendantes. La république tunisienne a pour fondements les
principes de l’état de droit et du pluralisme et oeuvre pour la dignité
de l’homme et le développement de sa personnalité (…). La république
tunisienne garantit l’inviolabilité de la personne humaine et la
liberté de conscience et protège le libre exercice des cultes sous
réserve qu’il ne trouble pas l’ordre public».
Article 6 : «Tous les citoyens ont les mêmes droits et les mêmes devoirs. Ils sont égaux devant la loi».
Principes constitutionnels auxquels est attachée une valeur supérieure,
ils s’imposent aux lois et invalident les discriminations
successorales. Sur cette base il a été jugé dans les affaires
d’héritage où il y a différence confessionnelle entre les époux que «la
prohibition de toute discrimination sur des bases religieuses est un
principe fondamental de l’ordre juridique tunisien» et que toute
discrimination sur des bases religieuses contredit l’article 6 de la
constitution tunisienne «en créant deux catégories de Tunisiens».
[Tribunal de Tunis, 18 mai 2000. 2000/7602]
ARGUMENT
7 - L’INÉGALITÉ SUCCESSORALE EST CONTRAIRE AUX STANDARDS UNIVERSELS
RECONNUS DANS LES TRAITÉS DÛMENT RATIFIÉS PAR LA TUNISIE
L’État tunisien n’est pas resté indifférent au discours sur les droits
universels de la personne humaine qui, au plan des relations
internationales est aujourd’hui déterminant et qui, au plan interne, se
fait entendre par la voie des associations pour la défense des droits
de la personne et des libertés fondamentales, des syndicats, des
partis, etc. Élevés au rang de "substrat minimum" auquel la communauté
internationale dans son ensemble se sent tenue, les droits de la
personne humaine proclamés dans les instruments internationaux
conventionnels et autres ne peuvent se suffire à une existence purement
internationale. Leur effectivité est toute entière suspendue à leur
réception et à leur intégration dans les ordres juridiques internes des
États. En droit tunisien, cette intégration est assurée au moyen de la
ratification qui confère aux traités une autorité supérieure aux lois.
L’article 32 nouveau § 3 in fine de la constitution tunisienne consacre en termes clairs cette supériorité : «Les traités ratifiés par le président de la République et approuvés par la chambre des députés ont une autorité supérieure à celle des lois». Trois effets s’attachent à la supériorité des traités par rapport aux lois. En premier lieu, le traité modifie automatiquement dès son approbation et sa ratification les lois contraires antérieures, et ce, en vertu du principe selon lequel une règle est abrogée par une règle contraire d’une valeur juridique égale ou supérieure. En second lieu, il ne peut être porté atteinte au traité de quelque manière que ce soit par une loi postérieure : la loi nouvelle ne peut aller à l’encontre d’un traité sans violer la hiérarchie des normes et donc la constitution. En troisième lieu, les tribunaux judiciaires et administratifs sont tenus, en cas de contrariété entre les normes, d’écarter la norme législative contraire à la norme du traité.
Partant de ces principes, l’inégalité
successorale est contraire aux traités suivants :
• Le Pacte
international relatif aux droits civils et politiques. Traité
multilatéral. Adoption : A.G./ONU. 16 décembre 1966. Entrée en vigueur
: le 3 janvier 1976. Ratifié sans réserve par La Tunisie : Loi n° 68-30
du 29.11.1968. JORT du 29 novembre - 13 décembre 1968. Publication :
Décret n° 83-1098 du 21.11.1983, JORT du 6 Décembre 1983. p. 3143.
•
La Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination
à l’égard des femmes. Adoption : A.G./ONU.18 décembre 1979.
Ratification : loi n° 85-68 du 12 juillet 1985, JORT, n° 54, 1985, p.
919. Réserves : art. 9 §2, art 16 § c,d,f,g,et h, et déclaration
générale.
Les discriminations à l’égard des femmes en matière
successorale sont contraires aux dispositions des articles 2 et 3 du
Pacte ainsi qu’à l’article 1er de la convention de Copenhague «Aux fins
de la présente convention, l’expression “discrimination à l’égard des
femmes”, vise toute distinction, exclusion ou restriction fondée sur le
sexe qui a pour objet ou pour but de compromettre ou de détruire la
reconnaissance, la jouissance, ou l’exercice par les femmes quel que
soit leur état matrimonial, sur la base de l’égalité de l’homme et de
la femme, des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans les
domaines politiques, économique, social, culturel, et civil ou dans
tout autre domaine». Du point de vue du droit international, les
réserves qui servent à exclure ou à modifier l’effet juridique de
certaines dispositions du traité dans leur application à l’Etat qui les
a exprimées ne sont possibles qu’à la condition, entre autre, que «la
réserve ne soit pas incompatible avec l’objet et le but du traité».
(Article 19 de la convention internationale sur le droit des traités
(ratifiée par la Tunisie le 23 juin 1971). Pour sa part, la convention
de Copenhague sur l’élimination de toutes les formes de discrimination
à l’égard des femmes prévoit en son article 28 «Aucune réserve
incompatible avec l’objet et le but de la présente convention ne sera
autorisée».
ARGUMENT 8 - L’INÉGALITÉ SUCCESSORALE EST CONTRAIRE À L’ESPRIT LIBÉRAL DU LÉGISLATEUR TUNISIEN
Dans un système de droit positif, comme le système tunisien,
l’interprétation des textes ne peut se faire sans tenir compte de la
cohérence générale des lois et de l’esprit du législateur qui les a
insufflées. Comment continuer à admettre l’inégalité successorale dans
le pays du CSP marqué dès sa promulgation le 13 août 1956 par son
esprit d’innovation (l’interdiction de la polygamie, l’abolition du
droit de “jebr” (droit de contrainte), la suppression du tuteur
matrimonial, l’instauration du divorce judiciaire, l’abrogation de la
répudiation) et par l’esprit de justice des lois qui l’ont complété et
amélioré : l’adoption plénière, l’abolition du devoir d’obéissance, la
réciprocité dans le traitement bienveillant entre époux, la tutelle des
mères gardiennes de leurs enfants mineurs en cas de divorce, la
communauté des biens limité aux acquêts, l’action en recherche de
paternité ?
ARGUMENT 9 - L’INÉGALITÉ SUCCESSORALE EST CONTRAIRE AUX RÉCENTES ÉVOLUTIONS JURISPRUDENTIELLES
L’examen de la jurisprudence des tribunaux permet de relever que face à
un traditionnel courant conservateur, une nouvelle tendance se fait
jour, mettant au fondement du droit les principes d’égalité des
citoyens, de non-discrimination et de liberté. La jurisprudence des
tribunaux est de plus en plus favorable à l’application des principes
d’égalité et de non discrimination. L’évolution vient de se confirmer
avec l’inédite décision de la cour de cassation en date du 22 décembre
2004 (Cour. Cass. n° 3843/2004) qui apporte confirmation à l’arrêt du
14 juin 2002 de la cour d’appel de Tunis (C.A, Tunis, n° 82861) et à
celui du 18 mai 2000 du Tribunal de première instance de Tunis (TPI, n°
7602/ 2000).
Plusieurs dispositions du droit positif ont été mises à profit et ont développé leur potentiel émancipateur : celles d’abord du statut personnel dans les rapports de droit international privé pour écarter la polygamie, rejeter la répudiation, imposer le libre et plein consentement, valider le mariage de la musulmane avec un non musulman ; les dispositions tirées de la constitution par référence à l’article 5 sur la liberté de conscience et le libre exercice des cultes pour faire échec à la «disparité de culte» comme cause d’empêchement à succession, et à l’article 6 sur l’égalité en droits et en devoirs des citoyens et devant la loi pour faire échec à la répudiation. Il n’est pas jusqu’aux conventions internationales, supérieures aux lois après ratification, qui ne soient invoquées pour faire barrage aux interprétations discriminatoires : en particulier la convention de New York sur l’âge au mariage et l’enregistrement du mariage, la convention de Copenhague sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, les deux pactes internationaux sur les droits civils et politiques, économiques et sociaux, voire même la Déclaration universelle des droits de l’homme dénuée pourtant de valeur juridique.
ARGUMENT 10 - L’INÉGALITÉ SUCCESSORALE EST PERTURBATRICE DES RELATIONS SOCIALES ET FAMILIALES
Le propre de la règle de droit est d’assurer l’équilibre des relations
sociales. Pousser les individus à adopter, par défaut législatif, des
stratégies de contournement est préjudiciable non seulement à la
cohérence de l’ordre juridique tunisien dans son ensemble mais aussi à
l’équilibre des rapports sociaux. Par son double registre à la fois
laïc et religieux, traditionnel et moderne le C.S.P. installe une
schizophrénie juridique génératrice de troubles d'identification et
ouvre la voie aux interprétations et aux applications les plus
fantaisistes. Il installe un antagonisme dans les valeurs du droit et
cesse par effet d’annulation de jouer son rôle régulateur des rapports
sociaux. A quand des rapports apaisés par la loi ?
III - POUR L’ÉGALITÉ SUCCESSORALE : LES ARGUMENTS CULTURELS
Dans les sociétés musulmanes la question successorale relève, dit-on, du dogme. La règle que «à même degré de parenté les hommes ont deux fois plus que les femmes» apparaît comme un donné immuable. Or, l’observation montre qu’en pratique les sociétés musulmanes ont, sur cette question, inventé des stratégies «d’évitement» de la loi charaïque et que, comme sur d’autres aspects, les sociétés islamiques ont vécu en «armistice» avec le modèle légal. Plusieurs éléments en témoignent dont les suivants :
ARGUMENT 11 - L’HISTOIRE DE LA TRANSMISSION DES BIENS EN PAYS D’ISLAM OU AUX ORIGINES DU SYSTÈME SUCCESSORAL
L’histoire de la constitution des biens en pays d’islam et leur
transmission par héritage mérite d’être rappelée. Les travaux
d’anthropologie historique montrent que le régime successoral trouve
son principe de cohérence dans l’ancien ordre tribal de l’Arabie
préislamique et dans la structure de la société patriarcale et
guerrière d’alors. Il est attesté que l’exclusion des femmes de
l’héritage durant la période préislamique n’est pas fondée sur des
considérations de genre mais bien sur des considérations tenant à
l’organisation tribale de la société arabique. Le patrimoine était
commandé par le degré de participation aux combats. Il constituait une
source principale de revenus et un moyen de défense de la tribu. C’est
pourquoi les femmes n’étaient pas les seules exclues du système. En
étaient aussi privés les enfants et «tous ceux qui n’avaient pas de
monture, ne portaient pas le sabre, ne triomphaient pas d’un ennemi».
Cet état n’est pas propre à la société arabe préislamique. Il prévalait
dans presque toutes les sociétés dont l’économie était fondée sur le
butin de guerre et dans lesquelles les biens étaient remis entre les
mains des hommes. Le deuxième facteur tient à la règle de prise en
charge (qawama). Puisqu’il il revenait à l’homme de subvenir aux
besoins des membres de la famille, c’est à lui que revenait en
exclusivité la possession des biens. Plus rien ne justifie dans le
monde moderne le maintien d’un tel régime discriminatoire et archaïque
ARGUMENT 12 - LES PROCÉDÉS TRADITIONNELS DÉROGATOIRES VISANT L’EXCLUSION DES FEMMES
L’existence, de tout temps, de pratiques dérogatoires à l’obligation
religieuse d’attribuer aux femmes leurs parts de l’héritage est
attestée par de nombreux travaux d’histoire. Le “habous” a constitué un
moyen «autorisé» d’éviction des femmes de la propriété foncière. Les
actes des “habous”, au moyen desquels le fondateur du bien, par
contournement des règles charaïques sur l’héritage des femmes,
attribuait l’exclusivité de leur jouissance et possession à ses
ayants-droit parmi sa descendance mâle, était une pratique courante qui
avait triomphé des interdits du droit savant. Ni leur annulation par
Ûmar Ibn Abdel Aziz, ni les conditions draconiennes posées par les
docteurs malékites (la privation du testateur de son bien dès
l’établissement de l’acte, la prise de possession immédiate par le
bénéficiaire), n’en ont empêché l’usage général. Jouant des multiples
ressorts qu’offraient les divergences doctrinales (al ikhtilaf al
fiqhi) et les mettant à leur profit, les légataires choisissaient de se
placer sur «la voie de Abu Youssef le compagnon de l’Imam Abu Hanifa»,
sacrifiant ainsi le rigorisme aux ruses et les femmes à l’ordre de la
famille patriarcale. La loi charaïque n’a pas constitué un obstacle à
la spoliation des femmes!
ARGUMENT 13 - LES CONSTRUCTIONS HISTORIQUES DU SYSTÈME SUCCESSORAL EN TUNISIE ET L’EXCLUSION DES FEMMES
Les «hiyal», les subterfuges légaux, ont existé aussi en Tunisie. Ils
ont constitué des modes dérogatoires participant à l’exclusion des
femmes. Les études montrent que le système des “habous” a constitué
- sauf à de rares exceptions- le plus grand moyen d’éviction des femmes
de la propriété foncière. Admises et pratiquées par les malékites,
réputés pourtant rigoristes, par emprunt aux doctrines hanéfites, ces
stratégies de contournement n’ont pas semble-t-il choqué la conscience
musulmane. Cette pratique a été abolie en Tunisie par l’effet des lois
de 1957-1958. En quoi l’égalité est-elle sacrilège ?
ARGUMENT 14 - RÉFORMISME MUSULMAN, PREMIÈRES REMISES EN CAUSE PAR TAHAR AL HADDAD ET CRISPATIONS CULTURELLES AU SUJET DES FEMMES
C’est à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle que s’amorce dans
les pays musulmans le lent et difficile processus de modernisation de
l’État et de son droit. Le réformisme tunisien qui se présente déjà
comme un nationalisme s’alimente de cet apport. Or, dans le cadre de la
pensée réformiste la question de la «Musulmane», tout en faisant
l’objet d’un traitement nouveau, finit par prendre et pour longtemps
des contours culturalistes et identitaires. Dans la perspective
réformiste et son néo-classicisme théologique, «l’émancipation» des
femmes se réduit au thème de l’instruction des jeunes filles musulmanes
avec cette triple limite qu’il s’agit de l’apprentissage de la langue
arabe, axé sur la morale et l’histoire de l’islam et préparant les
jeunes filles, à travers des travaux manuels de type domestique, au
rôle traditionnel qui leur est assigné au sein de la famille musulmane.
Sous la poussée des nouvelles réalités socio-politiques du pays
(domination coloniale), ce réformisme a subi de nouvelles mutations et
s’est transformé soit en conservatisme, fournissant à l’islam officiel
des Etats sa doctrine et ses instruments d’hégémonie politique et
culturelle, soit en son opposé, l’islam contestataire et radical des Frères Musulmans. Dans l’ordre de la pensée réformiste, c’est seulement
sous la plume de Tahar al Haddad, que la question de l’émancipation des
femmes, a pris en 1930, une dimension novatrice.
Comment admettre
qu’on en soit encore là à se poser toujours les mêmes questions au
sujet de l’égalité en droit et en dignité ? Ne faut-il pas mettre fin
aux atermoiements ?
ARGUMENT 15 - EXCLUSION DES FEMMES DE L’HÉRITAGE ET PRATIQUES INÉGALITAIRES
Les pratiques inégalitaires et l’exhérédation des femmes du patrimoine
sont toujours de mise dans notre pays. Les enquêtes sociologiques
révèlent leur persistance sous différentes formes et modalités. Le
partage inégalitaire prend soit la forme du favoritisme familial à
caractère parental soit celle de la main - mise à l’intérieur de la
famille (hawz). Ces «escroqueries» subies en silence et visant en
particulier les femmes, constituent, selon les enquêtes, les cas les
plus fréquents : détournement de l’objet de la procuration générale à
l’insu de la personne qui l’a signée, main mise du tuteur ou du
curateur sur le bien en héritage, falsification des actes notariés,
certificats de décès ne comportant pas le nom de tous les héritiers (en
particulier les épouses non musulmanes), libéralités consenties par
forcing (en cas de maladie ou de faiblesse liée au grand âge), prise de
possession des biens appartenant aux héritiers vivant à l’étranger,
refus de partage. Ces pratiques montrent que la question successorale
participe de réflexes autres que religieux.
► Compte tenu de ce qui précède, il est temps de :
1 - Abolir les privilèges,
2 - Modifier la loi sur l’héritage,
3 - Établir l’égalité successorale entre les sexes
source : Kalima Tunisie (15 septembre 2006)